Arkham Asilum


« Faut arrêter de vouloir à tout prix sauver le monde. C'est c'que j'dis.
- Que quoi ?
- Je dis juste que... ahhh oublie. »

Le vieil homme était appuyé au montant de la porte fenêtre et contemplait le maigre jardin collectif de la maison de retraite « Les Orchidées Tardives ». On sentait chez lui, dans son allure et dans son maintien l'homme svelte et sûr de lui qu'il avait été. Les années l'avaient transformé; ses joues s'étaient affaissées en bajoues, son front dégarni était cartographié de rides profondes et son profil qu'on avait deviné sportif était maintenant déformé par un ventre flasque et prohéminent. La canne d'appui n'arrangeait rien.

« Je dis juste que, à nos âges faut plus trop en faire, tu comprends ?
- Que quoi ? »

Il soupire à nouveau, le regard perdu dans un paysage qu'il a réellement cessé de voir, par habitude. On le devine plutôt en train de visionner des passages de son passé qui lui rappellent le bon vieux temps.

L'autre, son interlocuteur, n'est plus que l'ombre de l'homme qu'il avait dû être. On ne peut même plus imaginer la prestance de sa jeunesse, affalé qu'il est dans un fauteuil roulant trop grand pour lui, noyé dans une robe de chambre rose ornée de canards de dessin animés, un sourire permanent aux lèvres, le regard totalement absent et un éternel filet de bave au coin des lèvres.

« On est un peu ridicule, mon pauvre gars. Deux vieux schnocks qui n'arrivent pas à se mettre dans la tête qu'ils ne sont plus ce qu'ils étaient. »

L'homme tourne la tête vers son compagnon végétatif. « Enfin, toi ça fait longtemps que t'es plus ce que t'étais. T'as de la chance en un certain sens... » dit-il avant de se replonger dans la contemplation absente d'une mamie qui traverse l'allée en déambulateur.

« Regarde nous. Des loques. Déjà qu'on s'est tapé la honte hier quand la directrice nous a confisqué nos costumes. Comment elle nous a appelé déjà ? 'Baveman et Robinet'... Salope ! »

Il serre convulsivement les poings, faisant saillir ses pauvres veines sous sa peau blanchie et tâchée. Il regarde à nouveau son compagnon qui semble s'endormir maintenant. Il s'approche de lui, et doucement, avec tendresse il essuie le filet pendant au coin de la bouche.

« Pauvre pépère. Si t'avais été capable de nous sécréter un tel bouillon de culture il y a 30 ans, j'en connais un paquet de bad guys qui n'auraient pas apprécié... »

« Tu parles, reprend-il après avoir repris sa position devant la porte-fenêtre. Qu'est-ce qu'on peut encore faire ? Va-t-en expliquer aux surveillantes ou même à la famille qu'on ne peut pas s'empêcher de courir les ruelles sombres à combattre le crime. Va-t-en expliquer à un psy qu'il s'agit d'un tropisme naturel contre lequel on n'a pas envie de lutter et non pas une connerie de complexe pseudo-oeudipien lié à un traumatisme infantil. Une belle brochette de connards aussi, ceux-là. »

Le vieil homme tire à lui une chaise et s'asseoit dessus doucement, grimaçant une ou deux fois pendant l'opération. Il soupire longuement et reprend :

« Mon pauvre vieux. On n'est plus des super-héros, faut se faire une raison. Le bat-signal ne nous sert plus qu'à appeler l'infirmière de nuit, et la plus grande aventure qu'il nous reste à vivre c'est de combattre la prochaine infection urinaire... »

Le vieil homme regarde son compagnon, les yeux tristes. L'autre s'est quelque peu réveillé. Son regard roule de droite à gauche. Il finit péniblement par s'arrêter sur le visage de son interlocuteur et met quelque temps à se concentrer dessus. Avec une lenteur presque exaspérante, il lève un bras décharné et serre le poing à hauteur de visage. Il reste un moment comme ça puis déplie son auriculaire qu'il dresse bien haut. Et, d'une voix chevrottante et fluette il siffle :

« Dans l'cul l'joker ! »
L'autre sourit et vient lui poser un baiser sur le front.
« Mon brave petit Robin...»



Notes :

Ce texte m'a été commandé par une revue étudiante du sud de la France pour illustrer un hors-série sur la bande-dessinée. A ce jour je n'ai pas encore reçu l'exemplaire promis.


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©Timothée Tournemonde, mai 2006